San Francisco.D’aussi loin qu’il se souvienne, les matinées embrumées de San Francisco, et la rumeur qui doucement s’emparait d’elle au petit matin l’avaient toujours fasciné. Rien ne pouvait égaler le plaisir de se lever au petit matin, l’appareil à la main. Et d’un clic. D’une seule fraction de seconde découlait une photographie. Un instant figé à jamais dans le temps. Les matinées embrumées de San Francisco étaient les photos que Dean affectionnait le plus, et il en possédait un panel absolument incroyable de photographies qui s’étalaient inlassablement dans son petit appartement. Depuis quand nourrissait-il une telle passion pour de simple image ? Il ne savait plus trop quand. Disons qu’avec l’adolescence s’était réveillée une fascination pour les corps, les formes, les choses, les textures et les couleurs. Son regard s’était avéré d’une autre nature que celui de ses camarades de chambres, et il était apparemment le sens à en prendre conscience. Dommage.
« Bon, Dean, tu fou quoi là ? ».Retour dans le monde normal Dean. Les études de photographie, c’était bien, mais travailler pour payer son appartement et faire vivre sa passion, c’était mieux. En l’occurrence, pour faire tourner la petite machine, il avait tendance à mettre son talent de photographe à profit dans des entreprises aussi simpliste que des photos de mariage, ou bien comme aujourd’hui, pour faire des photos de Book. Enfin, disons que dans ce cas…
« Ouais c’est bon, on reprend. », finit par lâcher Dean, avant de se concentrer à nouveau sur la blonde qui posait devant lui. Fade. Depuis le début de cette séance, même le papier lumineux en fond et les ventilateurs faisant onduler ses cheveux n’arrivaient pas à enlever de la tête du jeune homme cette impression de gâchis. Blonde. Fausse. Fade. Elle ne dégageait rien qui puisse attiser la curiosité du jeune homme. Elle était juste ici pour faire de la figuration, et ce qu’il pouvait tirer des photographies qu’il était en train de prendre depuis une heure allait purement s’arrêter au physique. C’était tellement enfantin. Tellement simple. Et pourtant, c’est là que s’arrêtait la vision de la plupart des gens qui l’entouraient.
Même une fois la séance close, lorsqu’il développe et repasse les photos, il se dit que dans le fond, rien ne vaut les paysages de San Francisco. Mais hélas, cela s’arrête là en ce qui concerne sa ville natale. Et comme chaque soir, lorsqu’il s’endort, il fait le rêve étrange et absurde qu’un jour il quittera cette ville. Cet environnement. Ces gens. Après tout, aucuns points ne le retenait ici. Ses amis ? Pour le peu qu’il en avait. Sa famille ? Son père et sa mère ne demandait que son départ et sa réelle indépendance depuis sa majorité. Sincèrement, rien ne le retenait encore ici. Si peu de choses. Après tout, qu’est-ce qui composait son existence à l’heure actuelle, si ce n’est le fantôme d’un rêve insatisfait. San Francisco, c’est bientôt l’heure des adieux. Il n’y a que la brume matinale qui lui manquera.
___________________________________
« Et sinon, t’es nouveau ici ? » « Six mois. » « Ah ouais quand même ! » « Ouais, quand même. » Silence. Décidément, les blondes étaient partout pareilles, et ce n’est pas en signant dans une agence de Jacksonville qu’il allait pouvoir se défaire du fléau qu’il avait connu à San Francisco. Celle-là non plus elle était fade à mourir. Bronzée au UV artificiels et pire que tout, elle tenait le crachoir depuis maintenant une bonne demi-heure. Sa seule envie ? Disparaître derrière son verre. Ou bien le remplir une quinzaine de fois. Son visage n’était-il pas assez convainquant ? Il n’avait pas l’air de se faire assez chier là ? Visiblement non, puisqu’elle ne cessait de glousser à ses côtés. Soupir. La vie était véritablement injuste sur le coup.
Une heure et demie plus tard, elle claquait un baiser sur sa joue en balançant qu’ils se reverraient demain pour un nouveau shooting. Le pire dans l’histoire ? C’est qu’elle avait probablement raison, tiens. Allez, un verre pour oublier que demain allait être aussi pourrie qu’aujourd’hui. Il interpella alors une serveuse, mais sans succès. Son regard chercha alors des yeux dans la salle une nouvelle serveuse à interpeller. Quand son regard se stoppa. Net. Il fronça les sourcils.
Non.
Derrière le bar, une cascade de cheveux bruns se retourna et un visage aux proportions harmonieuses se dessina dans la lueur des néons. Contrairement aux filles bronzées de la région, sa peau était ivoire. Sans imperfection. Ses cheveux encadraient ses traits, et son regard se faisait dur. Chargé. Il l’interpella. La sensation d’avoir découvert quelque chose d’incroyable lui sauta davantage à la gorge lorsqu’elle s’avança pour venir prendre la commande de sa table. Un instant d’émotion. Bref. Et dans ses yeux à elle, quelque chose de la brume de San Francisco. « Qu'est ce que je vous sers ? ». Il était bien trop occupé à détailler son visage, et tout ce qu’il pouvait offrir comme potentiel. La priorité, c’était de gagner du temps.
« Ce que tu veux, tant que tu restes un peu. ». Ca pouvait paraître minable, dit comme ça, mais le temps qu’elle passerait à l’engueuler ou à glousser comme une andouille serait du temps gagné pour lui. La douche froide qui suivit sa tentative ne le déstabilisa même pas. C’est comme s’il s’y attendait. Elle était belle, réellement belle. Et par là, il entendait qu’elle dégageait quelque chose qui allait bien au delà du physique. Et dire qu’il n’avait même pas son appareil avec lui, la poisse ! « Voilà, pour vous. Bonne soirée. ». Quoi ? Déjà ? Ce fut plus fort que lui. Instinctif, comme un réflexe. Il s’empara de son poignet, ne mesurant même pas toute l’ambiguïté de son geste. Après tout, toute notion avait disparu à cet instant.
« Attends. », se contenta-il de dire d’un ton qui se voulait ferme.
« Tu es très belle. », finit-il par lâcher. Encore faut-il qu’il prenne le temps de lui expliquer ce qu’était la beauté pour lui, mais vu le caractère de la jeune femme, il n’allait certainement pas avoir le temps de lui faire un cours. Réalisant un manque flagrant de tact, il décida alors de reprendre depuis le début, pour ne pas s’embrouiller inutilement l’esprit.
« Je veux dire, je m'appelle Dean, je suis photographe et tu m'inspires. Tu poserais pour moi ? ». La seconde douche froide de la soirée ne se fit pas attendre. « Écoute, je travaille là. J'ai pas le temps. ».
Lui, il avait le temps. Il avait même tout son temps. Il paya sa consommation, et sortit s’en griller une. Jetant un coup d’œil à sa montre, il se demanda si le jeu en valait la chandelle. Mais le souvenir de la lueur qu’elle avait dans les yeux lui rappela que s’il avait fait tout ce chemin, c’était pour trouver quelqu’un comme elle. Il s’assit donc sur un banc, tira un grand coup sur sa cigarette et s’arma de patience. Ce n’est que quelques heures plus tard qu’elle passa enfin le pas de la porte. Il se leva alors, et partit directement à sa rencontre. Le fuir ne servait à rien. Maintenant il ferait preuve de fermeté. Enfin, pas tellement, pour ne pas non plus la faire fuir. Il l’interpella, et fut pratiquement obligé de faire obstacle pour qu’elle daigne lui adresser la parole.
« Comment tu t'appelles ? » « Qu'est ce que tu veux ? »
« Je te l'ai dit, que tu poses pour moi » « J'ai l'air d'être un putain de mannequin ? »
« C'est étonnant comme ta personnalité égale ta beauté » « Ok, t'es complètement bourré, laisse moi tranquille. » Qu’il la laisse tranquille. Certainement pas. Il la rattrapa donc, et cette fois-ci, sous l’impulsion la força à s’arrêter en lui barrant le passage à l’aide de ses bras. Est-ce qu’elle était sourde ou alors elle avait du mal à comprendre ?
« Il y a quelque chose chez toi. Ça m'obsède autant que ça me fascine. Pose pour moi et après je te laisserai tranquille. », s’efforça-il de lui expliquer, même si c’était beaucoup plus intense que cela. « Écoute, j'ai pas envie. Je veux juste rentrer chez moi, ok ? Mais tu peux toujours m'appeler demain, peut être que j'aurai changé d'avis.
«Je sais même pas comment tu t'appelles? », et alors qu’elle s’engouffrait dans un taxi, il entendit très distinctement un « Jack », qu’il répéta doucement à voix basse, ses yeux suivant le taxi qui s’éloignait. Jack ? Un nom bizarre, en somme. Ouais. Peut-être que dans le fond elle se foutait réellement de sa gueule. Y a plus qu'à espérer maintenant qu'elle ne lui ait pas refilé un faux numéro.
___________________________________
Sa passion s'était matérialisé sous les traits de Jack. Appareil à la main, il avait pu immortaliser ses premiers clichés d'elle. Son regard n'était plus un secret pour lui. Il savait en percevoir la moindre nuance, le moindre changement,... Ce qui ne signifiait pas pour autant qu'il arrivait à lire la jeune femme. Car si son physique et ce qu'il dégageait était unique, elle avait en plus de cela une personnalité assortie. Elle était changeante. Chaud. Froid. Froid. Chaud. Elle pouvait être la reine des emmerdeuses, balancer tout ce qu'elle avait sur le coeur d'un seul coup, être froide comme le Grand Nord,... Cette fille avait un problème dans sa tête. Et un sérieux. Mais celui dont le problème était le plus évident, c'était Dean. Oui. Car s'il faut être dérangé pour être comme ça, il faut l'être encore plus pour pouvoir apprécier sa compagnie. Et même en réalisant ça... Non, même réaliser qu'il était peut-être en train de faire quelque chose qui allait le blesser n'allait pas l'empêcher de le faire. Le faire ? Oui. Avoir des... sentiments ?
L'aimait-il ? Car le simple fait de se trouver à ses côtés était assez puissant pour le détruire. Pour le rendre fou. Elle disait blanc, puis noir. Oui, puis non. Instable, comme leur amour, il disait amen à tout. Mais lentement, sa conscience se faisait au humeur changeante de la demoiselle et à s'attacher à elle. Une fascination immuable. Un besoin, presque. Et peu importe vers quoi cette relation allait évoluer, il pouvait le dire clairement maintenant : c'était trop tard.