« J’aime pas trop parler de moi. » je-lui dis d’une voix basse. Je ne voulais pas que les autres tables nous entendent mais sa voix de crécelle ne faisait rien pour m’aider. Cette idiote ne comprenait décidément pas le message. Croyant sans doute que j’aimais me faire prier, elle se prit le menton entre les paumes, se penchant d’avantage sur la table, pensant certainement être subtile alors que tout le monde dans un rayon de 8km savait qu’elle ne faisait ça que pour mettre encore un peu plus en valeur son décolleté fourni. Elle aurait pu avoir la plus belle paire du système solaire, je m’en foutais. Une fausse blonde aux ongles vertigineux qui s’était parfumée au lance-flammes et maquillée comme un camion volé, ça m’intéressait pas du tout. « Allez, je suis sûre que t’as vécu des choses passionnantes. » Sa voix se faisait de plus en plus rauque. Elle espérait sûrement prendre des intonations feutrées, sensuelles, mais elle me donnait l’impression d’avoir affaire à un Hell’s Angel. Je pianotai des doigts sur la table en formica en lançant un regard derrière mon épaule. Mais qu’est-ce qu’il foutait ? Plus jamais n’accepterais de jouer le wingman pour Dean. Il avait décroché ce rencard avec cette blonde vulgaire à une condition : trouver un rencard pour la sœur de cette dernière, encore plus blonde et encore plus vulgaire. Cela faisait une demi-heure qu’il était parti avec elle faire un tour dans la ville, à savoir la bécoter dans l’allée et avait promis de revenir. Je commençais à atteindre mes limites. Je détestais cette fille, qui faisait tourner la paille de son cocktail de minette en me fixant. J’ai jamais aimé les fausses blondes. Elle se racla la gorge, s’impatientant, et je me tournai vers elle. « Parle-moi de ton enfance… T’es né où ? Ton accent vient pas d’ici. » Mon enfance ? Je déglutis et but une gorgée de ma troisième bière. Bonne question. Je la lui aurai bien renvoyée – c’est bien connu, il faut toujours faire parler les filles – mais je savais déjà tout d’elle. Du moins, elle m’avait déjà tout raconté, ce qui ne voulait pas dire que j’avais écouté quoi que ce soit de ce qu’elle me disait, j’avais préféré étudier l’étrange ballet de ses sourcils lorsqu’elle débitait ses mots à la vitesse de l’éclair. Je n’avais fait que l’entendre, sans retenir une seule phrase de son autobiographie orale de deux heures. De toute façon, je pouvais deviner d’ici en quoi ça consistait, la vie de peuimportesonnom : famille moyenne, père fonctionnaire grassouillet avec un amour inconsidéré pour les barbecues, une mère aux lèvres et pommettes refaites. Une petite maison avec overdose de bibelots, une odeur de mayonnaise flottant constamment dans l’air. Trop stupide pour comprendre quoi que ce soit en cours, abandonne les études et se lance dans la manucure à 17 ans, en profitant pour se faire tatouer un papillon rose dans le bas du dos la même année, pour marquer son indépendance – je l’avais vu à la lisière de son jean quand elle s’était penchée ostensiblement devant mon nez pour prendre son sac. Pourquoi je lui parlerais de ce que je connaissais, moi ? On ne venait pas du même monde elle et moi, Dieu merci. Elevé dans un cadre d'érudits, bien que n'étant pas un intello moi-même, je remerciais mentalement le karma d’avoir fait en sorte que je n’aie rien en commun avec cette sorte d’individus que je détestais plus que tout. Qu’est-ce que je pouvais lui répondre ? Moi chérie, j’ai grandi à Seattle, élevé par des parents qui ont essayé par tous les moyens à me conditionner à devenir un type super intellectuel, froid et réfléchi comme ils l'étaient. Méchamment raté. J’ai toujours été quelqu’un de sportif, de franc, de physique. J’aimais les contacts humains, les sourires sincères, les accolades d’encouragement, l'emmêlement des corps sous les draps. Autant dire, j’étais pas du tout à ma place dans cette famille de blocs de glace. M’enfin, j’ai du faire avec, et j’ai réussi à ne pas laisser le mimétisme s’installer et devenir comme eux. C’était ma plus grande peur On vivait eux, mon frère et moi dans cet immeuble victorien au 24ème étage. Il y avait des moulures au plafond et un portier en bas mais pour moi c’était l'enfer. On était pas une famille absolument fortunée, on avait parfois des factures en retard et mes pompes ne coutaient pas 300 dollars, mais en effet, on était plutôt bien. J'adore cette ville, pourtant, dans le temps, tout me paraissait mieux qu’ici. La faute à mes parents, quand on y pense. J’ai toujours cru en le coup de la psychologie à la Freud : genre on est comme-ci ou comme-ça en fonction d’un milieu et du cadre social dans lequel on a évolué. Alors ça me paraissait bien étrange d’être le petit canard noir au milieu du bordel. Mais je me suis rendu compte en grandissant que c’était du pipeau. (really Sigmund ?!) parce que j’ai fini par comprendre que j’étais pas un total demeuré. Mes parents m’ont eu relativement tard, ma mère avait 36 ans, et mon père 40. T’imagine la différence d’âge. Pas du tout facile de grandir dans un cadre pareil, surtout si ton frère est plus scolaire, plus studieux, plus rangé que toi. C'est toi contre eux. Maintenant, je m'entends vraiment bien avec mon frangin, en grande partie parce qu'il est devenu moins coincé qu'il ne l'était, et puis surtout, avouons-le parce qu'il est resté à Seattle et moi j'ai bougé. D'une drôle de façon, la distance nous a rapprochés. Mon père est PDG d’une grande entreprise, tu situes donc plus ou moins le genre de connard que c’est. Un attaché-case à la main, le nez fourré dans un tas de dossiers et le regard froid. Il était tout ce que je ne voulais pas devenir. Ma mère, elle, c’était une lumière. Super snob, super blasée, super désagréable, mais intelligente comme pas deux. (Elle est devenue avocate spécialiste des affaires internationales alors tu vois le genre…) Pas étonnant qu’ils se soient mariés ces deux là, ils venaient de deux familles de richards assez proches, avaient fréquenté le même lycée de bourges (celui que j’allais fréquenter à mon tour plus tard, et oui il y a des institutions chez les Duncan !) mais c’était peut-être la seule partie sympa de mon enfance, le lycée. Je ne peux pas me plaindre, ce serait trop mesquin. Le problème c’est qu’il n’était jamais passé par la tête de mes charmants géniteurs que je n’ai pas forcément envie de devenir comme eux. Ils auraient voulu que je sois premier de classe, que je me présente comme délégué, que je m’intéresse aux fluctuations de la bourse plutôt qu’au hockey. Moi, j’étais plutôt le genre à me passionner pour les longs cheveux des filles, le baseball, les groupes de rock des années 80 et les fugues avec mes potes. J’aimais pas leur tenir tête alors je me contentais de lever les yeux au ciel. Forcément, chaque fois que mon père trouvait une minute de son temps pour voir sa famille, on me regardait comme si j’étais le dernier des imbéciles. Comme si je n’arriverais à rien plus tard et c’était toujours prétexte à engeulade. Eux deux contre moi. Alors je fichais le camp et je sortais. L'air enfumé des boites, le bourdonnement dans les oreilles une fois que vous vous écrasez sur votre oreiller à 4h du mat, ça, c'est le bonheur.

J’ai fait ma crise d’adolescence bien sûr, comme toute personne normale possédant un cerveau, un cœur, une conscience et le téléphone de quelques jolies filles en numérotation rapide sur son portable. Ça criait beaucoup chez moi. Tant mieux, ça m’a conditionné pour aller voir des concerts.
J’ai finalement eu mon diplôme, sans trop d’efforts. J’ai jamais été le genre super studieux à l’école mais je me débrouillais… Et puis j’étais soulagé que le lycée se finisse. Graduation. Ma tunique, mon chapeau, je suis allé chercher mon diplôme sur scène quand on a appelé mon nom et mon cœur a chaviré quand j'ai vu ma mère pleurer. Première fois de ma vie que je la voyais capable d'émotion. Je suis descendu de l'estrade et me suis dirigé vers elle, les bras ouverts. Son étreinte était froide mais c'était déjà bien plus que ce à quoi je m'attendais. C'est seulement en me reculant que je me suis rendu compte que je m'étais complètement fourvoyé. Elle avait les lèvres pincées et le regard froid. "Sans prix, Brown ne t'acceptera pas." Brown, là où était mon frère. Mon frère qui, bien sûr, en avait reçu plusieurs, des prix. J'ai pincé les lèvres moi aussi et j'ai fait demi tour. J'ai déchiré toutes les lettres d'acceptation d'université sur mon bureau et ai gardé la seule qui ne m'avait pas valu l'accord de mes parents. Deux mois plus tard, j'étais installé à Jacksonville avec comme seul projet de rentrer le plus tard possible.
Voila ce que c’était mon enfance. Mais l’expliquer à la blonde – j’avais beau faire de gros efforts, impossible de me souvenir de son nom – serait peine perdue. Alors j’ai fait tourner mon doigt autour de mon verre et ai répondu « Washington. » Au final, ça résumait tout. Elle cligna des yeux plusieurs fois sans doute pour marquer un intérêt accru mais ce fut plus ou moins raté et elle se donna l’air encore plus crétin, si c’était possible. « J’aurais du m’en douter, tu fais vraiment Californien ! » Faux, j’ai pensé. « Pas faux… » j’ai dit. Qu’est-ce que foutais Kurt, bon sang ! Chaque minute était douloureuse. Je comprenais ce que les fakirs ressentaient en avançant, les mâchoires serrées, sur des charbons ardents. « Et qu’est-ce qui t’a amené ici ? » Logique. Cette question était la suite prévisible. Si j'ai choisi cette ville, c'est pour la simple raison que c'est la plus diamétralement éloignée à Seattle de tout le pays. Car j'avais besoin d'un maximum de distance entre ma nouvelle vie et l'ancienne, ce relent de tristesse qui me collait aux doigts.
Je mentirais si je disais que Seattle ne me manque pas. Il y a un trou dans mes tripes en forme d'émeraude. Mais le soir, quand je me retrouve avec ma confrérie et qu'on se regarde avec cet air silencieux qui dit "ce soir, on repeint la ville en rouge" je sais que je suis chez moi. Je sais que j’ai trouvé ma place. Et maintenant elle me demande ce qui m’a amené ici ? Si elle savait. « J’aime bien le soleil. » j’ai répondu.